SEMAINE DU 23 AU 29 NOVEMBRE
Les arts de la table
Revoir une même scène à partir du point de vue des différents personnages : une idée géniale de Tarantino ? Que nenni, Ettore Scola, à la fin des années 1970, s'était déjà adonné à ce petit jeu cinématographique dans La Terrasse. Un film méconnu mais qui vaut le détour, sur France 2 à 0 heure 30 dans la nuit du lundi au mardi 26 novembre.
Il faut d'abord s'interroger sur le choix de France 2 de diffuser l'une des oeuvres majeures du cinéma italien de la fin des années 1970 un lundi soir à minuit et demi ! Qui aura le courage de regarder ce film de près de 3 heures au coeur de la nuit ?
Heureux seront toutefois ceux qui sauront programmer à cet horaire leur appareil d'enregistrement préféré pour regarder à un moment plus approprié ce film d'Ettore Scola. Moins connu que Nous nous sommes tant aimés (1973) ou Une journée particulière (1974), La Terrasse reste cependant un film captivant qui met en scène une des obsessions du cinéaste : les illusions perdues.
Interprété par 5 comédiens au sommet de leur art, français et italiens, Jean-Louis Trintignant, Ugo Tognazzi, Serge Reggiani, Vittorio Gassman et Marcello Mastroianni, La Terrasse a pour point de départ un repas, sur... la terrasse d'un magnifique appartement romain, où se retrouvent cinq compères tous liés par l'amitié mais qui, comme dans Nous nous sommes tant aimés, doivent affronter le temps qui passe. Ainsi, cette étrange soirée où l'on passe des accolades aux larmes, des fausses politesses aux plus durs reproches, est l'occasion pour le cinéaste d'évoquer ce qu'il y a de plus difficilement supportable pour ces hommes : la vieillesse et le sentiment d'être dépassés. Que l'on soit scénariste de films comiques, conseiller culturel, député communiste, producteur de cinéma, journaliste, le temps vous broie, le temps massacre vos illusions.
Jugé par certains trop long, La Terrasse manque effectivement de rythme, surtout dans sa deuxième partie. L'oeuvre exige sans doute du spectateur d'aujourd'hui des efforts d'attention importants pour assister au bout de 2 heures 30 à la réconciliation finale, autour d'un piano, autour aussi d'une jeune fille, naviguant, dans le film d'un personnage à l'autre, une certaine Marie Trintignant. Symbole d'une jeunesse éclatante, dans une assemblée où se dessinent les rides, les ventres flasques, les cheveux teintés, Isabella est celle qui fait tomber, l'air de rien, les masques. D'ailleurs, les seules à sortir indemnes de ce jeu de massacres sont finalement les femmes, car beaucoup plus lucides que leur conjoint, amant ou ex-mari.
Interrogé au moment de la sortie du film par le journal Le Figaro, le réalisateur eut ces mots : « Entendons-nous bien. La Terrasse n’est pas un film didactique, dialectique, et pour tout dire ennuyeux. Mes héros portent toujours un masque souriant. Ils sont en général gais, spirituels et s’ils se disent des vacheries, ils ne cessent pas de se moquer d’eux-mêmes (...). J’ajouterai que La Terrasse est probablement le film le plus impudique de ma carrière. Je n’y fais toutefois pas du strip-tease moral ou intellectuel, et d’ailleurs on ne se dénude jamais tout à fait. En tout cas, ce film est certainement le plus difficile que j’ai jamais entrepris. Parce que pour la première fois, je parle de moi, un intellectuel de gauche ». Voir La Terrasse aujourd'hui, plus de trente ans après sa sortie (le film fut présenté à Saint-Etienne par Marcello Mastroianni lui-même), c'est mesurer la disparition d'un certain cinéma, celui qui mettait en avant, à la fois l'importance et le côté dérisoire du politique dans notre société. C'est aussi, d'une certaine manière, assister à la mort d'une utopie et découvrir une illustration parfaite à la réplique prophétique lancée quelques années auparavant dans Nous nous sommes tant aimés, "nous voulions changer le monde mais c'est le monde qui nous a changés".